COHABITATION
Depuis une dizaine d’années, Alice Toumit explore la part primitive, voire l’animalité qui sommeille en chacun de nous, notamment au tout début à travers la réalisation de bestiaires. Plus tard, avec la série des gibiers, elle revisite le genre de la nature morte, dite de retour de chasse. Les animaux qu’elle modèle dans la terre adoptent la posture du gibier tel qu’il apparaît dans la peinture flamande du XVIIe siècle, lièvres suspendus par les pattes, oiseaux échoués sur une table, abandonnés dans un mouvement paradoxalement inerte. Si la simplicité du matériau et le caractère monochrome des objets s’opposent ici à la préciosité de la peinture classique, la mise en scène de la mort n’en est que plus directe et épurée et transcrit l’émotion poétique de l’artiste face à la beauté de l’animalité.
Depuis quelque temps, son installation dans le bocage normand inspire le travail de l’artiste qui témoigne d’une relation contemplative et inclusive au site qu’elle a choisi comme lieu de vie. Ce nouvel environnement lui offre l’occasion de poursuivre son travail d’exploration des matières, des formes et plus récemment, de la couleur. Lors de ses promenades dans le bois voisin, elle prélève des éléments naturels – troncs d’arbres, branchages, feuillages – qu’elle rapporte à l’atelier et qui deviennent le point de départ d’une série de sculptures réunies sous le titre de « Végétal/Cohabitation ».
De cohabitation, il est en effet question à de multiples niveaux : cohabitation entre éléments extraits de la nature et formes modelées, mais aussi insertion de certaines pièces au sein même du milieu naturel, enfin, d’un point de vue plus narratif et sous-jacent, s’exprime la cohabitation entre l’homme et la nature.
L’artiste traite de différentes façons les morceaux de nature qu’elle collecte. Ainsi, ceux-ci seront-ils parfois intégrés directement aux pièces en tant que composants à part entière, tandis qu’ils serviront de modèles pour une représentation à l’identique dans d’autres cas. Dans certaines pièces, tronc d’arbre ou branchages conservent ainsi leur forme et aspect originels et sont augmentés par l’ajout de formes en céramique, venant révéler ou prolonger leur forme intrinsèque, voire, donner naissance à une vision poétique ou fantastique. Parfois, c’est un tronc d’arbre qui est reproduit à l’échelle 1, modelé entièrement en céramique et coloré.
La pratique intime du matériau terre et la recherche sur la forme sont dans tous les cas portés par un travail de modelage qui est central dans cette démarche. L’artiste se laisse librement inspirer par des formes archaïques, primitives et sensibles. Elle intervient de façon minimale pour sublimer une forme, un volume. Les pièces de la série Cohabitation ne sont cependant pas sans faire écho à la pratique antérieure d’Alice Toumit comme bijoutière, tel ce sertissage d’une branche d’arbre au sein de deux disques de céramique vernissée, offrant un contraste entre l’aspect brut de l’écorce et la caractère poli et coloré de la céramique. Ce travail sur les matières est récurrent dans le travail de l’artiste.
Dans une autre pièce, on retrouve un tronc sectionné, encore parcouru du lierre qui avait colonisé l’arbre dont il est issu, recouvert à présent d’une multitude de petites boules de céramique, lui offrant une couverture blanche, sorte de tapis neigeux et aérien. Dans le même esprit, « So many of us » est composé d’un morceau de tronc surmonté d’un enchevêtrement de filaments de céramique. Expectoration de matière organique évoquant l’idée de poussée et de croissance. Prolifération et vitalité des éléments. Cette multitude de boulettes ou de filaments de terre renvoie également à l’idée du temps, celui nécessaire au renouvellement permanent de la nature, mais aussi celui du modelage et du geste répété. A la façon dont les livres d’heures des moines copistes du moyen âge évoquent une relation pleine et méditative au temps, l’agglomérat exubérant de boulettes de terre suggère une relation au temps pleinement habité.
La cohabitation entre l’homme, l’animal et la nature est, quant à elle, clairement évoquée par la présence de mains ou de pieds déposés sur les sculptures, ou encore celle de gibiers ayant élu pour socle une pièce de bois réelle ou sculptée. On retrouve là une des préoccupations récurrentes de l’artiste, celle de la présence des corps, corps physiques et charnels confrontés aux éléments. Alors que nous passons de plus en plus de temps devant nos divers écrans dans une forme d’immersion désincarnée, Alice Toumit s’attarde sur un pied, une main - souvent les siens -, qu’elle traite de façon primitive et qui trouveront place au sein d’installations réunissant plusieurs pièces. Enfin, comment ne pas voir dans cette cohabitation une préoccupation de l’artiste sur la façon dont nous faisons usage de notre planète et sur l’avenir que nous nous y réservons ?
© Claire Tangy